Pourquoi faire l’exposition « Refuser la guerre coloniale » ?
Par Hugo Dos Santos
Commissaire de l’exposition
De 1961 à 1975, le Portugal mena une guerre sanglante dans trois de ses territoires colonisés qui cherchaient à accéder à l’indépendance : la Guinée-Bissau, l’Angola et le Mozambique. Dernier empire colonial en activité, le Portugal était aussi la plus vieille dictature d’Europe. Depuis 1933, António Oliveira Salazar avait mené le pays d’une main de fer et avait sclérosé la société portugaise dans un fascisme ultra-catholique à la Pétain. Lorsque les premiers mouvements indépendantistes africains firent parler d’eux, avec notamment l’attaque de la prison de Luanda le 4 février 1961 par l’U.P.A., le dictateur appela les portugais à partir « pour l’Angola, rapidement et en force », amorçant une mobilisation sans précédent dans l’histoire du pays. Son disciple Marcelo Caetano, qui lui succèdera en 1968, n’aura de cesse de chercher les fonds et les hommes nécessaires au renforcement de l’engagement du pays dans le conflit.
Un vietnam sur trois fronts
Cette guerre coloniale prendra très rapidement des airs de Vietnam : guérillas soutenues par les populations locales, massacres perpétrés contre les civils par l’armée régulière et les commandos, utilisation récurrente de napalm et de mines antipersonnel. Selon l’historienne Irène Pimentel, ce conflit aurait provoqué la mort de près de 9000 soldats, 5000 civils portugais et plus de 100 000 civils africains. De plus, au moins 20 000 soldats reviendront handicapés ou mutilés au Portugal (les mines ont fait des ravages) et plus de 140 000 resteront traumatisés à vie.
Le front à couvrir par l’armée portugaise était si grand que le conflit devint rapidement un gouffre financier (40% du budget de l’État) et humain (plus de 500 000 soldats au total). Pendant la guerre, le Portugal est le pays occidental qui avait le plus d’hommes en armes à l’exception d’Israël. Proportionnellement à la population totale, la mobilisation fût équivalente à celle des États-Unis au Vietnam.
En réaction, le pays est peu à peu gagné par un important mouvement de jeunes hommes qui refusent d’être incorporés dans l’armée portugaise et/ou d’être mobilisés pour les colonies. L’historien Miguel Cardina, qui s’est appuyé sur les archives de l’armée portugaise, a comptabilisé près de 9000 déserteurs, 20 000 réfractaires auxquels s’ajoutent plus de 200 000 hommes qui ne se sont jamais présentés à l’appel de leurs régiments entre 1961 à 1974.
Une histoire parisienne
La plupart d’entre eux se sont exilés en France, allant jusqu’à constituer 20,3% des portugais qui répondent au besoin en main d’œuvre de l’Hexagone pendant les « trente glorieuses ». D’autres se sont installés au Luxembourg, en Suède, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, en Belgique ou au Royaume-Uni… Quelles que soient les destinations finales de l’exil, le lieu de passage obligé était presque toujours la ville de Paris où beaucoup d’immigrés portugais avaient déjà élu domicile. Ainsi, ce sont souvent des réseaux familiaux ou amicaux, des organisations politiques et caritatives françaises (Cimade) ou des comités de soutien aux déserteurs portugais basés à Paris qui leurs sont venus en aide.
Dans la région parisienne, cette population immigrée, nombreuse, marque les lieux et le paysage. Les cafés, les chantiers, les usines, les marchés, les salles des fêtes ou les théâtres franciliens sont rythmés par cette communauté. Certaines figures deviennent plus connues du grand public, comme le chanteur engagé – et déserteur – Luís Cília qui a accompagné sur scène Georges Brassens ou Paco Ibañez, le poète – et déserteur – Manuel Alegre, le comédien – et insoumis – Luis Régo ou l’enseignant – et réfugié politique – Mário Soares qui deviendra par la suite Premier ministre et Président de la République.
Une histoire oubliée et tabou
Malgré ces exemples, l’histoire des déserteurs, réfractaires et insoumis des guerres coloniales portugaises semble largement méconnue et oubliée. D’abord au Portugal mais encore plus en France.
Au Portugal, le traumatisme des guerres coloniales est encore bien présent dans la société. La monumentalisation de la « révolution des œillets » a, paradoxalement, également contribué à faire basculer dans l’oubli les aspects plus sombres de la dictature. Le travail historique sur la colonisation et la décolonisation n’est que relativement récent mais ouvre des perspectives nouvelles, notamment grâce aux historiens africains. Si les déserteurs y sont encore souvent vus comme des « traitres à la patrie » ou des « planqués », de récentes initiatives, construites par des anciens exilés ou des chercheurs, tendent à changer cette image et à faire surgir ces questions dans l’espace public.
En France, l’amnésie est probablement due au fait que cette histoire est située au carrefour de deux angles morts de l’historiographie : l’histoire des immigrés en France et l’histoire du colonialisme. Pour désigner encore plus précisément ces zones d’ombres, nous parlons ici de l’histoire des luttes des immigrés en France (notamment lorsqu’ils sont clandestins) et celle des conflits coloniaux (les guerres d’Indochine et d’Algérie) qui restent, pour de nombreuses raisons, des sujets difficiles à aborder publiquement en France voire carrément tabous.
Il est temps de se souvenir
Qui se souvient des arrivées massives de portugais à la gare d’Austerlitz ? Qui se souvient des soirées de soutien aux déserteurs qui faisaient salle comble dans toute la région parisienne ? Qui se souvient du concert à la Mutualité sur « la chanson de combat portugaise » en 1970 ? Qui se souvient du succès en salle du film français Le Salto de Christian de Chalonge (prix Jean Vigo 1968) qui met en scène un insoumis portugais qui émigre clandestinement jusqu’à Paris ? Qui se souvient de la manifestation du 1er mai 1974 qui a rassemblé des milliers de portugais immigrés sous la bannière de la lutte contre la guerre coloniale et pour la liberté ? Qui se souvient que l’hymne de la révolution portugaise, Grandôla, Vila Morena de José Afonso, a été enregistré en banlieue parisienne par le compositeur – et déserteur – José Mario Branco ? Qui se souvient que le chanteur et déserteur portugais Luís Cília passait régulièrement à la télévision française ? Qui se souvient que l’acteur et le musicien Luis Rego a été enfermé deux mois dans les geôles de Salazar parce qu’il avait également refusé d’incorporer l’armée coloniale ?
L’association Mémoire Vive/Memória Viva qui, depuis 2003, poursuit son objectif de « recueillir et transmettre la mémoire de l’immigration portugaise dans un esprit d’échange et d’ouverture » a décidé de rendre compte de cette histoire dans une exposition afin de l’inscrire dans la mémoire collective parisienne. Celle-ci est principalement constituée de riches documents d’archives qui nous ont été confiés par les acteurs de cette histoire mais aussi par des prêts d’institutions en France et au Portugal. La plupart de ces témoins vivent encore en région parisienne ou sont revenus chez eux après la fin de la guerre coloniale qui n’est intervenue que plus d’un an après le 25 avril 1974.